Souvenir et vérité dans les Bienveillantes, de Jonathan Littell. (Vers. janv, 2014)

 

 


Souvenir et vérité  dans les Bienveillantes, de Jonathan Littell. (Janv, 2014*)

Les références de pages sont celles de l’édition de poche (Gallimard, folio n°4685).

Au commencement du texte, le narrateur des Bienveillantes, Maximilien Aue, invoque la vérité ontologique : « Malgré mes travers, et ils ont été nombreux, je suis resté de ceux qui pensent que les seules choses indispensables à la vie humaine sont l’air, le manger, le boire et l’excrétion, et la recherche de la vérité (p.16) ». On peut donc s’attendre à ce que son récit, pseudo-autobiographique, dise aussi le vrai. Ou plutôt, que l’auteur fasse dire au narrateur la vérité de sa fiction. Car peut-on parler de vrai pour un récit fictionnel ? Mais ça n’est pas le cas : ça serait trop simple. Peut-être Aue recherche-t-il la vérité, comme il dit, mais il ne la trouve pas. La sincérité de Aue, même fictive, n’est cependant pas mise en doute en ce début d’analyse. Car on va voir que si le personnage est trouble, même ses oublis ou ses dénis participent de sa vérité.

En effet, le long développement (plus de mille pages) de son récit torturé montre que Aue ne peut pas dire le vrai. Barrières psychologiques, folie montante, nombreux rêves et délires éveillés ajoutent au réalisme du personnage, et brouillent aussi les pistes de la vérité qu’il veut dire, mais qui restera toujours incomplète dans ce qu’il raconte. « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça c’est passé (p.14)». Comment le pourrait-il ? Aue ne sait pas le vrai. Il ne peut pas voir ce passé, il se le cache, il l’oublie, ce qui accroît, paradoxalement, la véracité du personnage. Chez lui, il y a refoulement, même quand la vérité devient évidente pour d’autres personnages, tout comme pour le lecteur. Ainsi, la vérité apparaît dans son récit, bien qu’elle ne soit pas dite. Du moins, pas par Aue.

On notera maintenant les principales erreurs de son récit :

Il n’est pas dit :

Que Aue tue sa mère.

Qu’il est le père incestueux des jumeaux de sa sœur.

Mais les circonstances, les dates, ses obsessions familiales, désignent au lecteur le narrateur comme père des enfants et auteur du crime. Ses absences psychiques, d’abord, dues aux privations et aux massacres quotidiens, puis sa blessure à la tête, sa folie meurtrière, qui monte tout au long du récit et qui culmine dans le meurtre gratuit de son ami Thomas, et surtout, toujours, ses névroses sexuelles et familiales, lui occultent la vérité qu’elles révèlent au lecteur. Comme Aue oublie le meurtre qui lui tient le plus à cœur (sa mère) et refuse les conclusions logiques de son enquête sur les jumeaux (il est le père), c’est alors au lecteur de rétablir les faits et de tirer ses propres conclusions. Il est aidé en cela que, dans le récit de Aue, d’autres personnages disent le vrai. Aue rapporte leurs paroles, et dit donc cette vérité que jamais il ne cautionne. Ainsi, les inspecteurs de police, qui cherchent aussi la vérité des faits, racontent au conteur son histoire, aussi bien sur le meurtre de la mère que, pour une moindre part, sur les jumeaux : « Bien sûr, c’est une reconstitution. Mais ça colle avec les faits » (p. 1380).

Au  contraire, certains souvenirs qui semblent d’abord faux, s’avèrent  vrais.

Il est dit :

Dans une scène grotesque, à Stalingrad, que Thomas retire des éclats d’obus de son ventre, remet ses boyaux en place, et panse enfin le tout avec une écharpe qu’il emprunte à Aue. Cette scène précède de peu la blessure à la tête de Aue, et le long délire comatique qui s’ensuit. Le début de ce délire n’étant pas facile à fixer à la première lecture, le lecteur ne croit pas à cette scène de la blessure de Thomas, qu’il classe parmi les rêves et fantasmagories du narrateur. D’ailleurs Aue non plus n’y croit pas, quand il sort de son coma. Aue est donc aussi surpris que le lecteur quand la cicatrice de Thomas, visible à la piscine, bien plus loin dans le texte, prouve que cette scène a bien eu lieu : « un souvenir, oui, j’en avais un, et je l’ai écrit avec les autres, mais je l’avais rangé au fond de ma tête, au grenier des hallucinations et des rêves » (p. 990).  Il est alors facile pour qui revient sur sa lecture de retrouver le début du délire comatique de Aue à Stalingrad (le heurt sur le front qui correspond à la balle dans la tête, p.593), et de le séparer du délire de privation, de maladie et de lassitude qui le précède. Dans cette scène à Stalingrad, Aue ne sait plus ce qui s’est passé. Il dit le vrai, le pensant faux. Et la vérité lui apparaît plus tard, comme elle apparaît en même temps au lecteur. On notera cependant que, étant en possession des souvenirs postérieurs à sa narration au moment de sa rédaction, Aue sait la scène de la blessure de Thomas véridique. Il joue à l’ignorant, préservant aussi l’ignorance du lecteur. Il joue à le surprendre et à le perdre quand à la véracité des faits rapportés. On n’est plus là dans un « pacte de vérité autobiographique », mais bien face à un « truc » d’auteur. Aue joue avec la vérité. Et c’est encore au lecteur d’aller et venir dans le récit de Aue, de relire et de comparer, d’enquêter, bref, de rechercher la vérité.

Si le texte commence par l’invocation de la vérité, il se termine par l’évocation de la mémoire et du souvenir : « je ressentais le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable (…) seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir… » (p.1390).

Voilà qui semble bien prétentieux, et même assez mensonger, pour qui a lu attentivement. Que Aue cherche la vérité, soit. Qu’il la trouve grâce à sa mémoire, sûrement pas. Si Aue était présumé crédible et innocent quant au mensonge dans les premières pages, il ne l’est plus dans les dernières. Du moins, plus totalement. En quoi vérité et souvenir, le début et la fin du récit, peuvent-ils correspondre si sa mémoire est altérée, comme on l’a constaté en cours de lecture ?

On a vu que Aue ne se souvient pas, qu’il ne peut pas se souvenir. En tout cas, il ne dit pas se souvenir du meurtre de sa mère. Mais peut-être le lecteur a-t-il été joué encore une fois par un narrateur psychopathe et mystificateur ? Aue se souviendrait-il finalement ? La dernière phrase, en forme d’énigme, pourrait le laisser croire : « Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace ». Ce nom de Bienveillantes, en-fin lâché en anaphore du titre,  peut-il passer pour un aveu de matricide ? Y a-t-il une « trace » du meurtre de la mère dans la mémoire alors retrouvée de Aue ? On sait l’immense culture grecque du narrateur. On sait aussi que les Bienveillantes, dans la tragédie d’Eschyle,  pourchassaient Oreste pour matricide et le faisait sombrer dans la folie. Mais Oreste, qui reconnaissait son crime, fût jugé et acquitté pour celui-ci. Tandis que cette allusion mythologique de la part de Aue n’est pas un aveu bien évident.

Ou encore, si l’on admet que l’émotion a effacé la mémoire de l’événement (du matricide), ce nom de Bienveillantes pourrait être alors un aveu de l’inconscient de Aue, un lapsus, si l’on veut. Mais peut-on doter un personnage de fiction d’un inconscient crédible ? Cet inconscient pourtant si longuement exposé, travaillé par l’auteur dans tant de rêves et de délires… C’est alors au lecteur de passer du rôle d’enquêteur à celui de psychanalyste, et éventuellement d’interpréter ce nom comme un aveu.

Mais peut-être aussi Aue fait-il référence, consciemment alors, à des crimes non oubliés, et persiste dans l’oubli de son matricide. Car si les Euménides s’occupent particulièrement des homicides contre la famille, elles punissent également toutes les offenses contre la société, et le seul meurtre de son ami Thomas suffirait à provoquer leur colère. Leurs noms grecs sont évocateurs. Aue a été fait l’un des fils de la Grèce, peut-être bien par la muse, mais surtout par les Μανίαι, « celles qui rendent fou » : Aue s’enfonce dans la folie, comme Oreste après son meurtre, tout au long de son récit ; par les Έυμενίδες, « Bienveillantes », par euphémisme veut la doxa, mais aussi « saines d’esprit ». Ce nom, qui s’oppose au premier dont il partage la racine (μεν-, qui indique la pensée), prend une tragique teinte d’ironie dans la narration de Aue. C’est le nom antiphrastique de la condition de Aue, fou et assassin. C’est ce nom qui donne son titre au livre, et qui réapparaît pour clore le texte. C’est le nom qui figure une absence : celle des dieux, ou du Dieu. On les appelle encore les Ἐρινύες , de ἐρίνειν  (pourchasser, persécuter) : Aue est pourchassé, moins prosaïquement par les Erinyes que  par les inspecteurs de police qui lui disent la vérité sur son crime, veulent le punir, et finalement le tuer. On les appelle également, et plus littéralement, χθόνιαι θεαί (déesses infernales), et leur dernier nom à l’épithète antiphrastique, σεμναì θεαί (déesses vénérables) leur fût donné après l’acquittement d’Oreste, l’autre fils matricide, le double de Aue[1]. Ce nom ne peut concerner Aue. Il n’y a pas d’acquittement pour Aue, car il ne peut pas y avoir d’aveu s’il n’y a pas de mémoire.

(L. Fresneau)

* vers. 2012


[1] Le parallèle Aue/Oreste tient à leurs situations similaires dans leurs familles : détester et tuer la mère, idéaliser le père absent (qui est un guerrier et un salaud), aimer la sœur. Le geste de Clytemnestre à Oreste, montrer son sein à son fils pour tenter de l’attendrir avant le meurtre, est repris dans le récit du policier à Aue pour la reconstitution du meurtre de sa propre mère. Cependant, Oreste qui ne fait pas d’enfants à Electre, ne tue pas son ami Pylade, et bénéficie de la protection d’Apollon et de l’acquittement d’Athéna, semble moins coupable que Aue.

 

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